Dans un entretien publié ce lundi dans La Tribune, Jacques Lenormand, ex-directeur général délégué du Crédit Agricole, dévoile la façon dont, à ses yeux, les services des banques devraient évoluer dans les années à venir. Ce pape incontesté du marketing financier prédit notamment la fin des agences de proximité.
Comment jugez-vous l’innovation dans les services financiers ?
L’innovation des offres existe dans les activités de services comme la banque. La difficulté tient au fait qu’on est plus vite copié. L’innovation peut aussi venir du positionnement car il est possible de se différencier en jouant sur son image, sur sa marque. L’avenir des banques repose, à mes yeux, dans le rôle que devra jouer demain le réseau des agences. Les banques ont vécu et développé un modèle d’agence généraliste pour tous les clients, tous les produits. Or, progressivement toutes les tâches simples seront faites sur internet ou smartphone. Dans les cinq ans qui viennent, les services bancaires en ligne – fixe et mobile – vont exploser. Les clients pourront tout faire en ligne, y compris souscrire des contrats et même les signer. Cela va remettre fondamentalement en cause le rôle des agences. En France plus qu’ailleurs ont a favorisé l’émergence de réseau reposant sur la proximité. Ce temps-là est, selon moi, révolu.
Les agences bancaires de proximité vont-elles disparaître ?
Cela posera sans doute un problème pour les agences situées en zone rurale. Mais plus que la localisation des agences, c’est leur caractère universel et généraliste qui est en cause. Il va falloir que les agences se spécialisent et qu’elles proposent des services à valeur ajoutée. Donc, la notion d’agence de proximité va changer. Les clients qui viendront demain dans une agence seront moins nombreux mais ils le feront parce qu’on leur permettra d’y rencontrer des spécialistes au moins dans trois domaines : le crédit, la retraite et les assurances de la personne. Le canal des agences va connaître une vraie révolution. Il va falloir changer les modes de formation, de management et les lignes de produits.
Vont-elles proposer de nouveaux services ?
Un marché est en train de se créer, celui de la sécurisation. Les premières étapes ont été l’assurance, puis l’assistance. Les clients sont prêts maintenant à « l’assumance » c’est-à-dire qu’on les aide à assumer leurs problèmes de toute nature : des examens médicaux, en passant par les démarches administratives, le coaching ou même le relooking.
La difficulté est que certains de ces services ne sont pas rentables pour le moment. Il faudra du temps pour que ces services montent en puissance comme le montre le difficile démarrage des services à la personne. Mais il faut se rappeler qu’au début, la carte bancaire a nécessité des investissements colossaux en terme de marketing et de technologie. Et elle a mis vingt ans à s’installer. Il faut accepter une phase d’apprentissage pour les nouveaux produits mais en tant qu’établissement, on ne peut pas attendre que l’offre soit mûre pour se lancer car il dans ces cas-là est très compliqué de rattraper son retard.
Vous avez dirigé la réorganisation et le repositionnement de plusieurs entreprises de la banque et de l’assurance. Y-a-t-il des recettes pour réussir ces changements ?
Pour conduire un retournement stratégique, il faut décider vite, puis corriger ensuite. Le diagnostic des 100 premiers jours est fondamental. Il faut qu’il soit précis. Ensuite, il faut lancer le projet très rapidement en créant un effet de souffle, et donner aux collaborateurs des poches de succès périodiques. Cela implique d’être partout, de tout surveiller. C’est énormément de travail. La communication interne et externe est le levier principal que j’ai utilisé aussi bien à La Poste, chez MMA ou chez LCL.
En matière de communication publicitaire justement, vous avez été à l’origine de l’introduction de l’humour. N’est-on pas allé trop loin ?
Quand je suis arrivé dans le monde de l’assurance, j’ai été immédiatement surpris par le côté sérieux et triste des campagnes. Voir ces marques chercher à inspirer le désir en se présentant comme des marchandes de malheur, cela me semblait aberrant. Je me suis dit que MMA devait incarner ce que j’avais appelé « l’assureur bonheur ». En terme publicitaire, cela a donné « zéro tracas, zéro blabla ». Pour la Maaf, j’ai opté pour un autre positionnement : offrir le meilleur rapport qualité-prix. Le saut créatif s’est exprimé notamment à travers le slogan : « efficace et pas cher, c’est la Maaf que je préfère ». Cela correspondait bien à la stratégie de la Maaf.
La publicité doit-elle forcément coller à la stratégie ?
Oui. Quand j’ai créé la campagne de la Maaf, la mutuelle s’était imposée de ne pas dépasser ni dans un sens ni dans l’autre le ratio combiné [les sinistres et les charges rapportées aux primes] de 99%. Si on était au dessus, on augmentait nos tarifs, si on était au dessous, on reversait le surplus aux sociétaires. J’insiste sur ce rappel historique car il illustre bien un principe fondamental : la stratégie publicitaire doit véritablement refléter la stratégie de l’entreprise. Si tel n’est pas le cas, on peut avoir les campagnes les plus créatives au monde, dépenser beaucoup d’argent, mais le message ne passera pas.
C’est l’explication du manque de succès de certaines compagnes d’assureurs récemment ?
Pour les assureurs, le vrai problème est que trois mutualistes – Maaf, MMA et Groupama – occupent tellement de place aujourd’hui sur le plan publicitaire qu’ils ne permettent plus aux autres d’émerger. A eux trois, ils cumulent plus de la moitié de ce qu’on appelle le souvenir publicitaire.
Est-ce lié aux montants investis ou à la qualité de leurs campagnes publicitaires ?
Vous avez des annonceurs qui dépensent beaucoup en communication sans créer une forte mémorisation. C’est fâcheux. Pour émerger, il faut avant tout avoir un positionnement clair et différenciant ; le maintenir dans la durée ; et enfin, l’appuyer avec des budgets significatifs. Bien sûr, tout se joue la première année. Avec La Poste, MMA, Maaf ou LCL, les budgets de lancement ont à chaque fois été multipliés quasiment par deux. C’est indispensable pour faire sa place. Mais ensuite, il faut maintenir la pression et évidemment ne pas changer de positionnement. La campagne MMA, par exemple, entre dans sa onzième année avec la même musique, le même slogan…
Qu’elles aient recours à l’humour ou non, les mutuelles ont globalement une bonne image de marque, souvent meilleure que les autres entreprises de la bancassurance. Comment l’expliquez-vous ?
Si on prend l’exemple de Maif, on voit bien qu’il n’est pas nécessaire de recourir à l’humour pour obtenir de bons résultats. Cette mutuelle a choisi d’appuyer son discours sur l’éthique. C’est un très bon positionnement publicitaire qui correspond, lui aussi, à sa stratégie. En fait, la difficulté des grandes entreprises du secteur, c’est qu’elle laisse les créatifs des agences de publicité imaginer des campagnes sans leur donner un véritable angle d’attaque. La saga Palace de la Maaf qui vous semble drôle et sympathique relève en fait d’une logique très proctérienne. Derrière l’humour, il y a un engagement fort : la marque prend le pari qu’aucun de ses concurrents ne peut offrir un meilleur rapport qualité-prix. Ces mutuelles ont un autre avantage : ce sont des spécialistes. Elles s’adressent à une cible précise et propose une gamme de produits relativement limitée. Quand on est généraliste, se construire une image qui vous permet de vous différencier, c’est sans doute plus délicat.
La bonne image des mutuelles auprès de leurs clients ne tient-elle qu’à ça ?
Soyons clair : les mutuelles ont moins de contraintes économiques et financières à court terme. Je suis resté chez MMA de 1998 à 2004 et si bien sûr nous avions le souci de maintenir le ratio de solvabilité, nous ne vivions pas sous la menace d’une dégradation du ROE ou du cours de bourse. Pour autant, je maintiens que c’est la spécialisation qui offre, sur le plan publicitaire, un avantage évident aux mutuelles.
Le vaste mouvement de regroupement auquel on assiste depuis une décennie ne risque pas de les gêner à terme sur ce plan ?
Non, car elles ont l’intelligence de garder leurs marques et leurs spécificités. Chez Covéa, notre philosophie interne était « se rassembler sans se ressembler ». On a mis en commun l’informatique, les plates-formes gérant les remboursements de sinistres, les achats… C’est-à-dire tout ce qui n’influe pas sur les spécificités d’une entreprise. Mais chaque mutuelle a gardé sa typologie de produits, de clients, de communication publicitaire. Cette remarque vaut pour les autres regroupements de mutuelles.
Cela vaut pour les banques aussi ?
Quand je suis revenu au Crédit Agricole en 2005, les analystes nous invitaient à abandonner la marque Crédit Lyonnais et à fusionner les réseaux. On a alors dépensé beaucoup d’argent et de salive pour démontrer que nous pouvions atteindre la taille critique nécessaire avec une « usine» commune et des marques très différenciées.
La crise a affecté l’image du secteur. Si la fédération bancaire française vous demandait de réfléchir à une campagne pour redresser la barre, que lui conseilleriez-vous ?
Je ne sais pas si cela relève d’une logique collective. Globalement toutes les banques ont vu leur image affectée pendant la crise. Et cela change la donne en matière de communication pour chacune d’entre elles. Il leur faut désormais appuyer leur communication sur la logique de la preuve. Dans les trois grands segments de clientèle – le grand public, les patrimoines aisés et les professionnels – on observe le même type d’inquiétude. Les particuliers n’ont pas oublié les images de ces banques qui à l’étranger ont fait faillite. Ils ont appris à cette occasion qu’ils ne disposaient que d’une garantie de 70.000 euros sur leurs avoirs. Pour les clients plus aisés, s’ajoute les doutes suscités par la complexité des produits qu’on leur propose. Ils exigent désormais qu’on leur explique ce qu’il y a derrière. La solidité de la banque et la transparence des produits sont pour eux deux exigences. Quant aux professionnels, ils veulent pouvoir compter sur leur banque en cas de coup dur. Ils sont donc demandeurs d’engagement. Ces ingrédients qui pouvaient être exploités par le passé sur le plan marketing, sont aujourd’hui des éléments structurels. Il faut une communication d’engagements clairs et tenus.
Par exemple ?
LCL a été la première à créer des tarifs à la carte. C’est la première banque qui, en sortie de crise, a compris que les gens voulaient savoir pour quoi ils payaient. Croyez-vous que le modèle des conglomérats financiers de bancassurance va disparaître sous la pression des nouvelles normes de solvabilité Bâle 3 dans la banque et Solvabilité 2 dans l’assurance ?
Je ne crois pas du tout à la fin du modèle de bancassurance. L’assurance vie est très proche de l’activité bancaire : c’est de l’épargne avec un régime fiscal de moins en moins spécifique. L’assurance-dommages est aussi très liée à l’activité bancaire car les banques financent les achats immobiliers et les crédits auto. Quant à l’assurance santé, c’est un segment de marché d’avenir car son poids dans le budget des Français est en train de devenir plus lourd que les assurances auto et habitation réunies.
La croissance va-t-elle venir des assurances dommages ?
Le marché de l’assurance de dommages, tant pour l’auto que l’habitation, est un marché de renouvellement. Ce n’est pas le cas des produits d’épargne retraite qui reste un marché de primo-équipement. Un très grand nombre de Français ne sont pas encore couverts. Or ce qui vaut pour l’industrie vaut pour les services : c’est quand les clients potentiels non encore équipés sont les plus nombreux qu’il faut s’engouffrer sur un marché. Pourquoi les banques de détail françaises ne sont jamais aussi bien portées qu’entre 1966 et les années 1990 ? Parce que Michel Debré a interdit le paiement des salaires en espèces. Il cherchait à limiter la fraude fiscale, les banques en ont tiré profit en bancarisant la quasi totalité des foyers français. En 1966, 23% seulement des Français avaient un compte en banque. Un quart de siècle plus tard, on a atteint les 95%, sans réelle possibilité d’aller au-delà. Le marché est arrivé à maturité au moment même où les dernières classes d’âge appartenant à la génération des baby-boomers était entrée sur le marché du travail. La donne a alors fondamentalement changé.
La Tribune