Challenges – Portrait Jean-Paul Chifflet

Inc(l)assable

Dépourvu de diplôme et de talent oratoire, mais doté d’une belle énergie et d’un solide bon sens, ce fils d’agriculteur est aux commandes de la première banque en France.

« Ce n’est pas maintenant que je vais rendre le short, je ne vais quand même pas les laisser tomber en plein milieu du match. » Depuis qu’il est devenu, il y a trois ans, directeur général de Crédit Agricole SA (Casa), Jean-Paul Chifflet revit presque chaque jour la même mêlée, faite de milliards d’euros de provision à passer, de mauvaises nouvelles à encaisser, de comptes à nettoyer, de coups à prendre. « Le rugby, il l’a vraiment pratiqué comme moi, témoigne Yves Barsalou, l’ex-charismatique président de la Caisse nationale de Crédit agricole (CNCA). Ça vous donne l’envie de gagner, vous inculque le respect des règles et vous fait connaître la souffrance collective.» Parfait pour gérer ce groupe meurtri par la crise ? « Ce sport apprend aussi la souffrance individuelle, répond Jean-Paul Chifflet. Je savais que mon job serait difficile, mais pas à ce point-là. » Qu’allait-il donc faire dans cette galère ?

Prise de responsabilités

« Après l’exubérance irrationnelle de son prédécesseur [Georges Pauget. NDLR], l’ami Jean-Paul fait du bien », assure le patron d’un groupe mutualiste concurrent. Expansion internationale à marche forcée, trop rapide et trop chère, développement anarchique de la banque de marchés : le mandat de Georges Pauget se soldera par au moins 15 milliards d’euros de pertes, qui impactent encore les résultats de Casa. Bien qu’ayant validé ces choix, comme ses pairs régionaux, Jean-Paul Chifflet a pris peu à peu conscience que le groupe, navire mal gouverné pris dans la tempête, peut verser. En octobre 2008, au congrès des caisses régionales de Nice, celui qui n’est alors que directeur général de la puissante Caisse Centre Est, mais aussi secrétaire général de la Fédération nationale du Crédit Agricole, sort de l’ombre et monte au créneau. Sous les applaudissements. Une performance pour un dirigeant dont les discours n’ont jamais été le point fort. « Lors des premières présentations de résultat, Chifflet n’était pas bon, on aurait dit le type qui présente la météo avant le 20-Heures, juge un analyste. Mais il a beaucoup progressé. Lors de la réunion sur les comptes du dernier trimestre, par exemple, il était à son affaire, maîtrisant parfaitement son sujet. » Dans le microcosme financier parisien, où se croisent polytechniciens et inspecteurs des finances, Jean-Paul Chifflet, autodidacte assumé, surprend. Il n’est ni un conceptuel ni un intellectuel, et préfère les métaphores simples aux joutes verbales. « Nous sommes les sherpas de l’économie, mais nos sacs à dos pèsent de plus en plus lourd et nous avons de moins en moins d’oxygène », a- t-il expliqué aux députés lors d’une audition en juin 2011. « Vous discutez du mariage pour tous, mais aujourd’hui, on va parler divorce », a-t-il lancé aux membres de la commission des Finances, fin janvier, lors de la discussion sur la loi de séparation des activités bancaires. « Il vous dira des choses sur la banque que vous trouverez banales, mais on peut se fier à lui, il a un sens du risque sûr et un bon jugement sur les hommes, deux qualités fondamentales pour un banquier », juge Marc Antoine Autheman, aujourd’hui président d’Euroclear, qui fut directeur général adjoint de la Caisse nationale du Crédit agricole de 1997 à 2003. Les deux hommes se sont retrouvés sur le dossier de la caisse régionale de Corse, en 1998, lorsque, croulant sous les prêts abusifs, elle fut placée sous la tutelle du siège. « Il s’est comporté comme un bon médecin qui fait le bon diagnostic, se souvient Autheman. C’est l’homme qui, quand il analyse les risques, voit l’arbre et la forêt. »

Bon gestionnaire

Jean-Paul Chifflet a aussi fait sienne la devise lyonnaise : « Le premier sou économisé, c’est celui qu’on n’a pas dépensé. » Son ancien fief, la Caisse Centre Est, et l’ensemble du réseau des caisses régionales ont ainsi serré les coûts et affichent un excellent coefficient d’exploitation (rapport entre les frais généraux et le produit net bancaire), le meilleur du secteur de la banque de détail en France. A Nice, ce bon gestionnaire avait aussi surpris son monde en lançant le titanesque projet de regroupement des cinq systèmes informatiques (un demi-milliard d’euros investis en deux ans) encore existants dans le groupe. Avait-il imaginé un jour devenir le patron du groupe ? « Non, pas du tout, affirme-t-il aujourd’hui. Je suis revenu récemment à la caisse régionale du Var. Je me suis revu au fond de la salle à gauche, débutant, et Michel Bon parlant à ma place. Ça m’a fait tout drôle. » Cet homme, semblable à un grand oiseau qui rassure, comptabilise quarante ans passés au Crédit Agricole ! Un parcours sans faute, que Chifflet a démarré à 24 ans, en 1973, muni d’une seule « petite formation commerciale », juste après un job de magasinier dans une usine de produits chimiques. Quatrième d’une fratrie de six, il est né à Tournonsur-Rhône de parents agriculteurs, qui possédaient cerisiers, abricotiers, et une petite vigne. « J’ai eu une enfance simple et heureuse », raconte-t-il aujourd’hui. Son prénom, rappelle-t-il, est un hommage rendu à un oncle, Paul, l’unique frère de sa mère, fusillé en 1944. Amateur d’école buissonnière – il n’aura pas son bac du premier coup –, le jeune Ardéchois préfère aux matières abstraites ses copains, la moto – à l’époque il ne roule pas encore en Harley-Davidson, mais fait déjà du trial –, le ski et… le rugby, qu’il pratiquera de 15 à 30 ans. C’est ce sport qui lui a ouvert les portes du Crédit Agricole ! « Je savais qu’il était capitaine de l’équipe de rugby de Tournon, se souvient ainsi Henri Dufer, qui l’a embauché. Je suis allé le chercher pour cela, me disant qu’il ferait certainement un bon meneur d’hommes, courageux. C’était un garçon très gai, plein d’entrain. » L’année qui suit son embauche, Jean-Paul Chifflet débute dans la banque comme animateur commercial. Une de ses premières missions ? Faire avec son chef le tour des 150 agences de la région pour y coller des affiches du grand emprunt public de 1974. « Il roulait à tombeau ouvert, impossible de le faire ralentir », se souvient Henri Dufer.

Dur au mal

De cette jeunesse provinciale riche en contacts humains et en virées au grand air, il a gardé un solide bon sens et une capacité exceptionnelle à encaisser les coups, sans doute liée, encore, au rugby. Lors d’un match contre la Caisse nationale, un dimanche, il se blesse, enchaîne une troisième mi-temps bien arrosée comme il se doit, puis revient au bureau le lundi matin blanc comme un linge. « Il s’était cassé deux côtes pendant le match et ne s’en était même pas aperçu », raconte Henri Dufer.

Il fallait bien être solide comme un roc pour prendre les rênes du groupe « au moment où la cabane est tombée sur le chien », comme le dit un grand banquier de la place. Certains le trouvent terne, pas à la hauteur ? « Il ne prétend pas être le meilleur banquier de la place, mais c’est sans aucun doute le meilleur manager de banque », juge René Ricol, son conseiller. « Il doit être banquier le jour et homme politique le soir lorsqu’il discute avec les dirigeants régionaux. Le job n’est pas facile », ajoute Alain Minc.

Bien entouré

Un des atouts du patron de Casa, c’est sa capacité à embaucher meilleur que lui, tout du moins sur le papier. Il ne craint pas que les inspecteurs des finances ultradiplômés lui fassent de l’ombre. En 2010, il fait appel à Hubert Reynier, ex-secrétaire général adjoint de l’AMF, passé par BNP Paribas ; puis à Bernard Delpit, ex-directeur financier de La Poste, auparavant conseiller économique de Nicolas Sarkozy. Enfin, en 2012, il recrute Xavier Musca, sans en avertir la Fédération du Crédit Agricole, furieuse, qui finira par avaler la couleuvre. Jean-Paul Chifflet, qui se sait un peu trop franco-français, a notamment chargé l’ex-secrétaire général de l’Elysée des affaires internationales du groupe. « On peut dire qu’il fonctionne avec Xavier Musca comme Pierre Bérégovoy avec Jean-Charles Naouri, il sait qu’il a d’autres qualités », estime l’un de ses proches. « Des inspecteurs des finances ou des polytechniciens ? Il y en a des biens, vous savez. C’est comme partout, il faut savoir les choisir », s’amuse notre homme. Savoir choisir, faire confiance mais attendre de la loyauté en retour. Aussi a-t-il été indigné par la volteface du gouvernement juste avant l’arrêté des comptes 2012. Pierre Moscovici avait assuré à Jean-Paul Chifflet, de vive voix et en le prenant par le bras, que « pour son affaire, c’était bon », qu’il pourrait passer en pertes les moins-values réalisées lors de l’augmentation de capital de 2,5 milliards d’euros d’Emporiki. Pour cet homme aux racines paysannes, c’était topé. Mais le 19 février, Jean-Marc Ayrault lui téléphone et lui annonce qu’il faudra finalement acquitter 840 millions d’euros d’impôts. Le banquier, ulcéré, s’est senti trahi et va attaquer la décision en justice. Avant ce coup de Jarnac, Jean-Paul Chifflet avait fait le choix difficile de nettoyer les comptes en 2012. Bilan : une perte de 6,5 milliards d’euros. « J’ai pris une semaine pour réfléchir et savoir si c’était la bonne décision », confesse le dirigeant. Il s’est donc retiré dans sa propriété sur les hauteurs de Saint-Jean-de-Muzols, où ont vécu ses grands-parents et où il cultive un hectare de vigne, appellation saint-joseph. « Je ne pouvais pas terminer tranquillement mon mandat et laisser cette charge à mon successeur, précise-t-il. J’ai préféré l’assumer. »

Côté rockeur 

Lors de ses retraites ardéchoises, quand vient l’automne, Jean-Paul Chifflet se transforme en vigneron. « J’ai essayé de faire mon vin, mais c’était plutôt raté, reconnaît-il. Je préfère vendre mon raisin à la coopérative. » Et déguster ensuite les excellents crus des Collines de l’Hermitage. « Il ne s’intéresse pas au vin par convention ou pour des besoins de collection, juge Jean-Louis Chave (l’un des meilleurs vinificateurs de la planète, selon Robert Parker). Il a un vrai attachement à la terre, en toute simplicité. » Dans sa propriété, ce banquier atypique garde soigneusement sa Harley-Davidson qu’il enfourche avec ses amis quand il peut, et avec laquelle, en compagnie de son épouse, il a fait deux fois de grandes virées aux Etats-Unis. Un côté rockeur que ce fan de Tina Turner et d’Elvis Presley cultive en portant volontiers blouson ou veste en cuir, hors horaires de bureau. Rien d’étonnant à ce qu’il ait approuvé le choix d’un classique anglais, I Am Sailing, de Rod Stewart, pour présenter le nouveau slogan du groupe. Il a fait appel pour cela à Olivier Aubert, président de l’agence Asap. « Nous sommes arrivés à la conclusion qu’il fallait revenir à la valeur centrale du bon sens, redire que la banque est un beau métier et s’appuyer sur les fondamentaux du Crédit agricole, car pour savoir où l’on va il faut savoir d’où l’on vient, raconte le publicitaire. D’où notre slogan, “le bon sens a de l’avenir”.» Une devise présentée lors de la convention des cadres réunis Porte Maillot en décembre 2010. Jean-Paul Chifflet y détaille d’abord son plan stratégique, balayé par la crise grecque quelques mois plus tard. Puis il fait projeter un film d’images d’archives, pour illustrer la reconstruction de la France après-guerre, avec comme fond sonore la fameuse chanson et quelques mots : financer, développer, bâtir, assurer… Un moment magique. Lorsque la lumière revient, les larmes aux yeux, les 1 000 cadres se lèvent et applaudissent le patron de Casa. Tous conquis par leur nouveau boss, the right man in the right place.

Challenges par Irène Inchauspé.

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